

Pendant cinq ans, Jérôme Deligne a piloté le marketing et la communication de Castorama, dans un secteur retail sous forte pression. Entre exigence de performance immédiate et nécessité d’investir dans la marque, il a mené de front des enjeux d’organisation, de rationalisation média, de branding et d’innovation, avec notamment la création de l’assistant virtuel “Hello Casto”. Il revient pour Spaag sur la complexité du rôle de CMO dans l’environnement de la grande distribution et du retail, l’importance de la curiosité dans le marketing et la nécessité de rester connecté au terrain pour bien parler à ses clients.
Jérôme Deligne : Parmi les grands challenges, je mentionnerais la capacité de l’entreprise à embrasser les technologies et à gérer la data. Dans la distribution, on a longtemps fonctionné sans, donc il y a parfois une dette à rattraper. L’autre grand enjeu, c’est l’ultra- convergence entre médias et contenus : pendant longtemps, on pouvait gérer les deux de manière séparée. Aujourd’hui, les canaux sont hyper imbriqués. Il faut orchestrer le contenant et le contenu, avec des logiques très différentes entre un affichage local, du SEO ou une campagne TikTok. C’est un piano à 50 touches, dont seules des équipes marketing aguerries peuvent jouer.
J.D. : Je gérais un périmètre marketing et communication, avec une quarantaine de CDI, auxquels s’ajoutaient des freelances et des alternants. Cela comprenait notamment les médias, le contenu, le social et le marketing local. Nous avions une équipe centrale, mais aussi une équipe dédiée aux opérations locales (ouvertures, repositionnements, soutien à la performance commerciale). L’enjeu, c’était de garder la cohérence avec les actions nationales et le plan global tout en restant réactif aux besoins du terrain. On travaillait en réseau avec une agence média nationale et une autre sur le local.
J.D. : On s’y est intéressé assez tôt, mais toujours avec une approche pragmatique. Pour moi, l’IA ne remplace pas le marketing : elle l’augmente, elle muscle nos capacités. L’exemple le plus emblématique, c’est Hello Casto. On a conçu cet assistant virtuel à partir de nos propres contenus pédagogiques, formalisés, enrichis, puis injectés dans un environnement IA fermé. Nous avons créé un “conseiller digital augmenté”, capable de répondre à toutes les questions pratiques des clients, comme le ferait un vendeur en magasin. C’est de la tech au service de l’expérience client, utile, concrète et incarnée. Et c’est surtout une IA qui parle comme Castorama, avec notre ton, notre expertise, notre vision du service.
J.D. : Totalement. Dans le retail, on vit en temps réel : chaque matin, vous regardez le chiffre d’affaires de la veille, comparé au même jour de l’année précédente (ce qu’on appelle le LFL – Like For Like). Résultat : vous passez votre temps à éteindre des feux. Or, ce réflexe d’hyper-réactivité peut empêcher de créer des ruptures. J’ai souvent cité cette phrase qu’on attribue à Einstein : “La folie, c’est de croire qu’en faisant toujours la même chose, on obtiendra un résultat différent.” Il faut savoir sortir du rang, inventer d’autres voies… et revenir à l’essentiel : le client.
J.D. : On avait la chance d’être dans un grand groupe, donc on avait accès à beaucoup d’insights : panels IFOP, Kantar, Nielsen, nos propres baromètres, nos données CRM et ticketing. On croisait ça avec les usages médias (TGI notamment), mais aussi de l’écoute sociale. Un exemple : c’est en analysant les conversations en ligne qu’on a réalisé que les clients ne savaient pas qu’un abri de jardin de plus de 10m² nécessitait une autorisation. Cela nous a permis de créer des contenus pédagogiques très utiles, bien distribués sur les bons canaux (Google, Instagram, TikTok…).
J.D. : La capacité à comprendre ses clients. C’est aussi simple, et aussi difficile, que ça ! Chez Castorama, vous aviez dans un même magasin 200 personnes avec 200 projets différents : un acheteur de visserie, un couple qui refait sa salle de bain, un pro du bâtiment… Ce n’est pas de l’hyper-transactionnel. Il faut savoir inspirer, guider et rassurer. J’attendais de mes équipes qu’elles soient curieuses, empathiques, avec une vraie appétence pour l’univers de la maison. Comprendre à qui on parle, quel est le bon message et sur quel canal le diffuser.
J.D. : Les agences sont pour moi de vrais sparring partners. Ce qu’elles m’apportent, ce ne sont pas des slides “stylées”, mais un regard sur ce qui se passe ailleurs. Moi-même, j’ai travaillé en agence et je sais que ce qu’on peut partager d’une autre mission pour un autre client, même dans un autre secteur, est précieux. Côté freelances, on travaillait avec tous types de profils, notamment en chefferie de projet ou R&D, ou pour absorber des pics d’activité lors de multiples ouvertures de magasins. C’est une approche fluide et naturelle pour une direction marketing aujourd’hui Il ne faut néanmoins pas oublier qu’ils viennent en complément de l’agence et ne les remplacent pas.
J.D. : Avec le Comex, le défi, c’est de mettre de la rationalité dans un univers perçu comme subjectif. On m’a souvent dit : “Moi je ne vais pas sur TikTok, donc ce n’est pas un bon canal.” Pour faire passer ce genre de cap, on a beaucoup investi dans des études de marketing mix modeling (MMM), qui permettent de démontrer la contribution réelle de chaque levier au trafic et au chiffre d’affaires. Avec les magasins, c’est un travail d’acculturation : ils voyaient leurs clients venir avec un prospectus, pas avec un post TikTok sur leur smartphone. Il faut leur montrer que ça marche, sans être dans un discours trop technique. Or, un expert n’est pas toujours un bon pédagogue. Il faut accompagner.
J.D. : Deux choses. D’abord, qu’il contribue activement à la fréquentation de la marque, à sa reconnaissance et à sa valeur perçue. J’irais même plus loin : qu’il fasse en sorte que la marque qu’on lui confie ne fasse pas partie de ces 75 % de marques qui pourraient disparaître dans l’indifférence générale. Il faut être intraitable sur la singularité et la proposition de valeur d’une marque. Ensuite, je lui confierais un budget conséquent… donc je lui demanderais tout naturellement de prouver que chaque euro est bien utilisé, à la fois pour construire la marque, générer du business et faire grandir les équipes autour de lui.
L’équipe Spaag.